Chuchotait une cascade

Qui écrit ? Une histoire ne se raconte pas seule, des éléments étranges interviennet peut-être. Peu importe où et quand, ils viennent troubler le récit pour qui voudra bien les écouter.

Droit devant, ils croient que le futur se résume à des années qui s’enfilent, des colliers de fer, des colliers de diamants. Ils ne reconnaissent que les lignes dociles, ils n’ont qu’un père, qu’une mère. Qui a dit que, lorsqu’elle ferme les yeux, la montagne dort ? Dans les jungles profondes, les cascades murmurent au vent. Suivez l’histoire, elle attend là-bas ; tendez-lui la main, elle ne mord pas, ou du moins pas toujours.

L’histoire commença lors d’un de ces grands dîners, par une de ces nuits s’extasiant sur la lune jouissante. Au-dessus de notre homme, les tentes de lin blanc soupiraient, rythmées par les tintements cristallins de deux verres qui se croisaient, les sifflements feutrés d’une allumette qui craquait et d’un cigare qu’on allumait. On parlait fort et le vin inspirait les yeux les plus raisonnables. Une main distraite, non loin, avait relâché sa cuillère ; le son de celle-ci s’écrasant sur la terre battue avait résonné au cœur d’une fourmilière dont la reine se mourait. Ces rassemblements d’homme, qui tissent nos lendemains et caressent des rêves de gloire et de fortune, ont privé nos mémoires de leur terre. Les pétales séchés s’envolèrent pour s’échouer près des crocodiles. Notre homme avait, comme les autres, de grands projets. Il croyait qu’acheter la terre c’était la posséder.

Quelques mois plus tard, il se tenait vertical devant son complexe commercial flambant neuf qui recouvrait quelques centaines de milliers de milliers d’hectares de terres. Il est plus simple de voiler ce qu’on ne comprend, ni ne peut contrôler. Il distingua devant lui une mauvaise herbe qui avait poussé au pied d’un poteau électrique. Après les tourments, il savourait enfin le geste final. Sur quelques berges boueuses, un cygne chanta pour la dernière fois. Haut, il leva sa chaussure pointue, avant de la rabattre lourdement sur le brin d’herbe, prenant plaisir à voir les lambeaux verts éparpillés sur le béton. Sur le panneau, il afficha : « ouvert » et rentra chez lui. Une fois arrivé, il se gara et passa la porte d’entrée.
– Ça vous a plu ?

Surpris, il se retourna vivement mais ne vit rien, pas un œil, pas une bouche, pas de corps, sinon le sien, à qui puisse appartenir cette voix. Il était fatigué mais il se reprit et répondit tout de même dans un sourire : « J’ai réussi ». A l’autre bout de la terre, une tortue géante souligna l’horizon.

Il passa dans son salon et attrapa d’une poigne ferme un cadre qui trônait sur une étagère près de la porte. Il admira, lissant sa moustache sans même le savoir, la photographie qui y était insérée. Elle avait été prise alors qu’il se tenait devant son centre commercial, encore en construction. Une immensité de béton coulé, lisse comme une ombre, pesant sur la terre comme la main d’un voleur sur la gorge perlée d’une danseuse russe. Mais notre homme n’a jamais frôlé de manteau sibérien. A ses côtés se tenait un femme, élégante mais mélancolique. Son visage était flou, bien que la photographie ne le fût pas. L’homme reposa le cadre et élança son bras vers le whisky qui se trouvait juste à côté. Il ouvrit la bouteille en appréciant chaque craquement du bouchon neuf et, allant s’assoir dans son canapé de cuir, en respira l’arôme, en dégusta la couleur. Il se servit un premier verre, non pas le dernier. Puis, lentement, ses yeux se fermèrent et s’endormirent. Pendant ce temps, des lions meurent dans la savane.

Il se réveilla un peu plus tard. Le jour commençait de tomber. Des traits or, bleus et orange saturaient le paysage. Les lumières électriques du salon étaient éteintes, la pièce était sombre, mais la lumière du jour passait encore par quelques ouvertures. Un rayon de soleil, venu importuner l’obscurité, filtrait par la lucarne et dessinait, sur le parquet de faux bois, une flaque aux reflets de miel. Dans cette lumière, il semblait qu’il poussait sans qu’il grandisse, un arbre de mille fantômes de poussière. Suivant le rythme d’une étrange valse, les petits êtres voltigeaient, souvenirs insaisissables, puis quittaient la lumière, artistes fatigués.
En baillant, il porta ses doigts à ses cheveux mais les retira d’un mouvement sec. Ils avaient rencontré une longue chevelure ramassée en un chignon flou. Surpris, il courut vers le miroir mais ne vit que ses cheveux courts habituels dans le reflet. Fougueux, il porta de nouveau ses doigts vers son crâne et retrouva la sensation nette de ses cheveux bien taillés. Il soupira et décida de monter dans sa chambre. Mais lorsqu’il voulut ouvrir la porte du salon, il s’aperçut que celle-ci était verrouillée. La clef avait disparu. S’énervant, il cogna la porte à grands coups. Vivement, il se retourna et en cherchant la clef du regard ses yeux retombèrent sur son miroir. Au loin, affolé par un cri, un oiseau fendit le ciel.

Le miroir lui renvoyait l’image d’un visage qui lui était familier, malgré qu’il ne se reconnaisse en rien. La longue chevelure, coiffée en un chignon négligé, était noire et des reflets bleutés flottaient de mèche en mèche. La peau, autrefois bronzée et épaisse, semblait à présent aussi fine et claire que de l’eau. Le corps exprimait la fluidité, les mains semblaient couler des épaules, les jambes du bas du ventre. Les yeux le regardaient avec défi : crois-le si tu l’oses. Un bruit sourd se fit sentir. La porte-fenêtre, qu’il croyait fermée, s’était ouverte sous l’impulsion d’un courant d’air. Dehors, une cigale surprise avait arrêté de chanter. Les rideaux se soulevèrent et depuis les hautes herbes jaunes, quelques yeux attentifs auraient pu apercevoir un sursaut, comme une mèche de cheveux qui se dérobe d’un chignon. Sur la table du salon, un journal avait frissonné et s’était ouvert sur une page noire et blanche. On y voyait la même photographie que dans le cadre. Alors une voix lui chuchota : « Vous ne pensez pas que c’est un triste sort pour le papier que d’être écrit par les grands hommes ? Que sa robe blanche soit prisonnière de leurs lettres ? » Il tenta de répondre, mais les lèvres froides ne remuèrent pas dans le miroir.

Soudain, le reflet dans le miroir disparut, laissant place à une autre scène. Il se vit, un peu plus tôt, endormi sur son canapé. Derrière celui-ci, au fond de la pièce, les battants de la porte-fenêtre s’écartèrent doucement, laissant une panthère entrer dans le salon. Elle s’approcha de notre homme, ouvrit la gueule, retroussa les babines et lui donna un grand coup de langue sur la figure avant de s’en aller. La porte-fenêtre se referma. Il restait endormi, mais tout son corps se métamorphosa en la créature qui le reflétait à présent. Une fois la transformation achevée, les yeux s’ouvrirent et la créature quitta le canapé. Elle se dirigea vers la porte, la ferma de l’intérieur, avala la clef et retourna s’allonger comme si elle ne s’était jamais levée. Les yeux se refermèrent et la créature reprit l’apparence de notre homme. La scène se troubla et dans le miroir, le reflet de la créature revint. Il fixait l’homme, fossettes creusées, la tête et les cheveux légèrement penchés en arrière, se moquant de savoir si celui-ci comprenait.

Du silence, montèrent quelques petits chuchotis. L’homme tendit l’oreille et se laissa envahir par les sifflements susurrants, chatoyants, pressants. Les yeux dans le miroir roulèrent vers la porte-fenêtre. La panthère l’attendait dehors. Doucement, il fit glisser le bout de ses doigts sur le miroir et il s’aperçut que ces derniers étaient maintenant les mêmes que ceux de la créature qui le refletait. Il sortit de chez lui comme s’il était dans un rêve. Pied gauche, pied droit, il suivit la panthère jusque dans la forêt, passa derrière les grands arbres, traversa quelques rivières, emprunta les galeries de deux ou trois cavernes et surgit au pied d’une cascade bondissant dans un lac. Il s’agenouilla au-dessus de l’eau et vit son visage d’homme se refléter à la surface. La vision de sa peau brunie et de ses yeux noirs le trompa, il oubliait ce qu’il était. Il tendit la main en espérant se ressaisir et plongea. Il nagea très vite et atteignit le fond du bassin, là où la lumière ne vient pas. Il ferma ses yeux le plus fort possible. En les rouvrant, il regarda ses mains, mais toujours elles n’étaient plus les siennes. Il s’aperçut que la chair se transformait en de petites et fines bulles. Peu à peu, elle remontaient malicieusement jusqu’à la surface. Il prit peur, l’air commençait à lui manquer. Il voulut remonter à l’air libre, mais le courant provoqué par la cascade l’en empêcha.

Ils et elles se tenaient au-dessus du canapé et regardaient la bouteille de whisky vide.
– Et vous dites que ses poumons son remplis d’eau ?
– Oui.
– Il s’est noyé ?
– C’est ce qu’il semble.
– Tout de même c’est incroyable.
– En effet.
– Où est sa femme ? Celle qui est sur les photographies.
– Il paraît qu’elle est morte quelques mois plus tôt.
– Je l’ignorais. Sait-on comment ?
– Elle se serait suicidée en se jetant du haut d’une cascade non-loin.
– Etrange. Sait-on pourquoi ?
– Son mari disait qu’elle était malade. Une dépression. Pour lui, elle était malheureuse sans raison. Elle ne manquait de rien et ne connaissait pas sa chance.
– Peut-être a-t-il décidé de la rejoindre ?
– Difficile à dire. Ses proches disent qu’il s’était tout à fait remis de cet accident.
– Hum… Remis en quelques mois…
– Oui. Certains disent qu’il semblait parfois soulagé.
– Enfin… c’est certes une bizarre histoire… mais qui pourrait noyer un homme ainsi ?
– Personne d’humain.
– Je suis d’accord. Classons l’affaire.

Si cette expérience vous a plus, partagez-la !